LA MITRAILLADE DU 24 MARS 1961 AU LAMENTIN 3 morts, plus d’une vingtaine de blessés
Les années 50 sont pour les Antillo-Guyanais des années difficiles.
La difficile sortie de la monoculture de la canne à sucre au niveau économique entraine sur le plan social des difficultés quotidiennes pour satisfaire les besoins primaires.
Les déceptions liées à la loi de départementalisation de 1946 et la situation de précarité dans laquelle vivent les travailleurs agricoles ont entrainé une série de revendications suivies de grèves dont la réponse répressive est le corollaire.
La campagne et les travaux pénibles proposés par les patrons sont de plus en plus délaissés pour « la débrouillardise » en ville ou pour la production vivrière.
La crise de l’économie sucrière a accéléré l’exode vers des quartiers populaires de Fort-de-France (Volga, Texaco..) et l’habitat précaire gagne les mornes et de nouveaux quartiers se développent comme Lermitage, Morne Pichevin, Trénelle… D’autres « bourgs » sont aussi attractifs comme celui du Lamentin avec la proximité des usines à sucre du Soudon et du Lareinty.
Dans le même temps, les jeunes lettrés sont de plus en plus politisés. Les contextes national et international (la guerre d’Algérie, la révolution cubaine, l’ordonnance de 1960…) galvanisent la jeunesse et de nouveaux mots d’ordre comme celui d’autonomie apparaissent dans les discours.
La répression policière, les interdictions, les saisies du journal « Justice », organe de presse du PCM (Parti Communiste Martiniquais) ne font qu’accentuer la scission entre la jeunesse et le gouvernement.
L’UD-CGT (Union Départementale de la Confédération Générale du Travail) est le relais syndical du PCM et trois hommes s’en détachent : Renoult VALBON, secrétaire de la fédération des ouvriers agricoles, Victor LAMON et Philibert DUFEAL.
Au moment de la récolte de la canne, à partir du mois de février, l’UD-CGT négocie les salaires des coupeurs et des amarreuses. Les mois de février-mars ont ainsi été ceux de grandes grèves qui ont scandé l’histoire de la Martinique.
Après « l’anomalie » des événements urbains de décembre 1959, les grèves dans le secteur agricole continuent. Celle de février-mars 1961 s’achève par un très lourd bilan humain.
La grève commence dès février à l’appel de l’UD-CGT. C’est une grève « marchante » qui démarre dans les habitations des usines de Soudon et du Lareinty au Lamentin, les ouvriers se déplacent d’usines en habitations pour convaincre leurs collègues de se mobiliser. Elle atteint le Robert puis la Trinité. Au Nord, Basse-Pointe et Macouba rejoignent le mouvement puis le Sud avec Rivière-Salée et François.
Dès le 24 février, des incidents sont signalés entre grévistes et non-grévistes. La grève atteint tout de même des records de participation : entre 75 et 80% ! Les négociations entre patrons et syndicats échouent malgré les tentatives de médiation de la préfecture les 7, 9 et 13 mars. Le patronat refuse toute augmentation et fait souvent appel aux forces de l’ordre. Les arrestations se multiplient car pour les patrons la grève n’a que trop duré et il faut absolument sauver la récolte : une quarantaine d’arrestations au François, d’autres au Soudon ou au Lareinty.
Le 24 mars, la situation se corse avec l’arrestation vers 12h30 de 2 grévistes au quartier Sarrault au Lamentin. Il s’agit Boniface KITIÉ et de Majesté THÉODORE.
Dès le début d’après-midi, les grévistes se rassemblent dans la cour de la cantine du Lamentin, sorte d’ancêtre de la Maison des Syndicats, et expriment leur mécontentement face à l’arrestation de leurs camarades et à l’intransigeance des patrons. Ils exigent la libération des prisonniers.
Le calme revient peu à peu mais c’est le passage de Roger AUBÉRY à deux reprises dans la rue Hardy de Saint-Omer qui aurait cristallisé les colères. Certains racontent qu’il aurait souri, haussé les épaules et même anormalement ralenti en passant devant les grévistes. D’autres disent qu’il cherchait des yeux quelqu’un avec qui il aurait eu un rendez-vous.
Un rendez-vous non loin du lieu traditionnel de rassemblement des ouvriers n’aurait pas été alors une très bonne idée. Et encore moins celle de traverser deux fois de suite en jeep la rue où ils se tenaient puisqu’au second passage, les travailleurs se précipitent sur la jeep et la renversent sur la chaussée.
AUBÉRY, pris de panique, cherche quelque chose sous son siège. Était-ce une arme ? Nul ne sait car il n’a pas le temps de saisir quoi que ce soit. Il est aidé par un des résidents de la rue pour sortir de la voiture. Certains parlent de M. DOSTALY. Il se précipite dans le couloir du Dr MICHEL qui se ferme avec une porte donc qui peut maintenir les grévistes à l’extérieur.
Vers 17h, les gendarmes et les policiers ont déjà envahi la rue Hardy de Saint-Omer. Les grévistes, les curieux, les habitants de la rue et les pratiquants qui sortent de l’église en ce vendredi de carême se croisent dans la rue. Certains reçoivent le conseil de rentrer chez eux le plus rapidement possible. Ce qui laisse supposer que les forces de l’ordre savaient qu’elles allaient faire usage de leurs armes.
Où se trouvait le maire à ce moment-là ?
Selon une première version, il aurait été appelé au téléphone à son bureau par le préfet pour l’éloigner des lieux et ne pas risquer de le blesser ou de le tuer. Selon une autre version, le maire aurait été en pourparlers avec Renoult VALBON et en attente d’une décision de la préfecture concernant la libération de KITIÉ et de THÉODORE. Dans tous les cas, il ne se trouvait pas sur les lieux lors de la mitraillade.
Qui donne l’ordre de tirer pour exfiltrer Roger AUBÉRY ?
Le commissaire BASTE, considéré comme un suppôt de l’administration coloniale, est celui dont le nom revient le plus fréquemment. Le rapport de police ne donnerait en tous cas aucune précision à ce sujet.
Une première salve. Apparemment tirée en l’air. La foule se disperse en criant et en se bousculant. AUBÉRY aurait été, à ce moment, mis rapidement dans un fourgon placé à la hauteur de la maison où il s’était réfugié.
Puis, toujours sans sommation, une seconde puis une troisième salve. Les témoins sont unanimes. Il ne s’agissait pas de coups de feu mais de rafales, de salves…
C’est pour cela qu’OLIWON LAKARAYIB utilise le mot de « mitraillade » qui parait plus approprié que celui de fusillade.
On a bel et bien tiré à la mitrailleuse et à balles réelles sur la population.
Que s’est-il passé ? Pourquoi cet acte ? Était-il volontaire ou s’agit-il d’une bavure policière ? A-t-on, comme en décembre 1959, confié à des policiers inexpérimentés une arme dont ils ne connaissaient pas du tout l’utilisation ?
Pourquoi ?
Les questions sont encore nombreuses 60 ans après.
Ce soir-là, 3 personnes ne se relèveront pas : Annette MARIE-CALIXTE (24 ans), Alexandre LAURENCINE (21 ans) et Édouard VALIDE (26 ans). 20 à 25 personnes sont blessées. Certaines en garderont des séquelles à vie comme Hector POLOMACK dont beaucoup de Lamentinois se souviennent car il avait l’impact de la balle reçue gravé dans son front. Il ne se trouvait pourtant pas sur les lieux mais bien à proximité de son domicile situé dans une rue parallèle.
Les faits sont là. Des familles endeuillées et des habitants qui ne comprennent pas. Pourquoi une telle violence s’est-elle exprimée en ce vendredi 24 mars 1961 ?
Les conséquences de la mitraillade sont multiples : Le 26 mars, aux funérailles des victimes de la mitraillade, Georges GRATIANT, maire du Lamentin depuis 1959, prononce son fameux « Sur trois tombes » discours-poème où il fustige l’État français. Ce discours lui vaut une poursuite devant les tribunaux pour injures et diffamation envers l’armée par le ministre des armées, lui-même, Pierre MESSMER.
- La préfecture, le PPM, l’Église demandent aux grévistes de reprendre le travail et le préfet propose une augmentation de 4%. Mais, au contraire, la mitraillade radicalise les positions et la grève s’amplifie. Il faut attendre le 14 avril pour que le protocole de grève soit enfin signé avec 8% d’augmentation. Les salaires passent de 1080 à 1170 anciens francs.
- C’est le début de la fin de l’économie sucrière. Les fermetures d’usines se succèdent et de 14 usines en 1952, on passe à 6 en 1966 pour arriver à 2 en 1974, celles du Lareinty et du Galion.
- Un groupe de jeunes du Lamentin, choqué par les événements et déjà convaincu par la révolution cubaine et les nombreuses lectures d’auteurs comme NIKITINE ou FANON, crée la Jeunesse Révolutionnaire Lamentinoise (JRL) qui dès 1962 badigeonne les murs de la ville de slogans jugés « subversifs ». Ce groupe rejoint l’OJAM peu après.
60 ans sont passés et la mitraillade du Lamentin reste encore très présente dans beaucoup de mémoires. Elle est l’élément tragique de cette dernière grande grève de la canne et de l’économie sucrière sur l’île.
Trois familles ont perdu un de leurs membres.
OLIWON LAKARAYIB a tenu à leur rendre hommage.
Nadine GUIOSE -LUILLET
Fabienne JANNAS
Bibliographie :
Ouvrages
NICOLAS Armand, Histoire de la Martinique de 1939-1971, Ed. L’Harmattan, tome 3, 2006
Révoltes et luttes sociales en Martinique, Les cahiers du Patrimoine n°27, Conseil Régional de Martinique, Novembre 2009
Articles
FERRE Jean-François, L’économie sucrière et rhumière martiniquaise en péril (1950-1980), Cahiers d’outre-mer. N° 136, Octobre-décembre 1981. En ligne : https://www.persee.fr/doc/caoum_0373-5834_1981_num_34_136_2998
JALABERT Laurent, « Les mouvements sociaux en Martinique dans les années 1960 et la réaction des pouvoirs publics », Études caribéennes, Décembre 2010, mis en ligne le 15 décembre 2010, http://journals.openedition.org/etudescaribeennes/4881
LEGRIS Michel, Le maire communiste d’une commune martiniquaise a comparu en appel à Bordeaux, Le Monde, 09 novembre 1962
MANVILLE Marcel, chronique de la répression, L’Esprit n°305, avril 1962 (https://esprit.presse.fr/article/manville-marcel/chronique-de-la-repression-22263)
DOSSIER “Mémoires sensibles”, France Antilles , Samedi 24 août 2019
Podcast
LEOTIN Marie-Hélène, la fusillade du lamentin – 24 mars 1961, Emission “an tililet”,Radio Apal, 1er avril 2020, http://www.radioapal.com/podcasts/an-tililet-presente-par-herman-ribier-et-marie-helene-leotin-1749
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